Emile Badiane est né en 1915 à Tendième dans le département de Bignona. il était lintellectuel, le surdoué, qui impressionnait son monde par la brillance de ses résultats scolaires.
Emile devient ensuite directeur décole de 1936 à 1947, date de son admission comme stagiaire à lEcole supérieure Blanchot de Saint-Louis. De 1947 à 1951, il est chargé denseignement au cours normal de Sédhiou avant de redevenir directeur décole jusquen 1958.
Cest Paul Ignace Coly qui a organisé le retour tant souhaité dEmile Badiane, à Bignona. Cétait en 1935 après que celui-ci a été sacré major de sa promotion à lécole William Ponty alors à Gorée. Non pas seulement pour honorer les exploits du fils prodige. Cest quà lépoque, les rivalités pour le leadership régional entre le département de Bignona et celui de Ziguinchor étaient à leur paroxysme. Et Ziguinchor, malgré son infériorité au plan démographique et de la superficie, parvenait toujours à imposer à Bignona ses points de vue et ses hommes. Parce que par rapport à la qualité des hommes politiques qui les représentaient et qui défendaient leurs intérêts respectifs, Ziguinchor était dun cran au-dessus de Bignona. Or, ce nétaient pas les ressources humaines qui faisaient défaut au Fogny-Boulouf. Bien au contraire. Seulement, celles-ci étaient moins impliquées dans la vie politique et étaient dispersées dans le nord du territoire national. Cest prenant conscience dun tel état de fait et animé de la volonté ferme dy remédier que Paul Ignace Coly a pris sur lui linitiative de faire revenir Emile. Il explique : «Emile était à Podor et les choses évoluaient. Il nous fallait, ici, en Casamance, surtout ici à Bignona, quelquun qui pourrait intervenir efficacement sur la scène. Ziguinchor coiffait tout. Ils venaient ici, parlaient. Cela a même conduit à quelques accrochages. Une fois, je me souviens, il y avait Doudou Kane, Boubacar Edouard Diallo, ils étaient venus simposer aux diolas. Ils voulaient nous imposer un autre Kane. Un commerçant. Edouard Diatta, lui, était dans son fief de Oussouye et personne ne ly dérangeait. Nous ici, lon arrêtait pas de nous titiller. Nous naimions pas et le leur avons reproché de venir en faisant totalement abstraction des vues et volontés des autochtones. Certes nous ne connaissions pas la politique et le mot avait des connotations quelques peu péjoratives. Et nous venait surtout de loin. Saint-Louis, Dakar. Nous leur avions dit que nous avions des gens valables, capables de comprendre. Donc, on devait y être associé. Que nous avions nos interlocuteurs. On sest accroché. Je leur ai dit mes quatre vérités sans pour autant avancer des noms. Il était bien clair, dans ma tête, que la politique à Bignona devait se faire avec les enfants de Bignona.»
Et
lenfant prodigieux ciblé pour mener la troupe nétant dans
lentendement de tous Bignonois autre que Emile Badiane. Il avait de la
carrure, il avait létoffe. Il était, aux yeux de ses compatriotes de
Bignona, du calibre de ceux qui venaient simposer à eux. Et son retour
donc devenait plus quun simple besoin, une urgence. Surtout après le
coup de trop que venait de leur infliger leurs frères de Ziguinchor en
leur imposant Ismaïla Kane. Un commerçant que Paul Ignace Coly déclare
quil navait jamais pris la parole dans un quelconque meeting de
quartier. Mais que son choix portait seulement sur le fait quil était
de la Sfio. «Nous qui étions du Bds, étions la grande majorité, allions
être représentés à Dakar, par des gens si peu représentatifs», regrette
encore Paul Ignace Coly.
Lentrée en politique dEmile Badiane sest faite dans un contexte particulier marqué en Casamance par une guerre des tranchées entre le département de Ziguinchor, minoritaire mais dominateur parce que acquis à la cause de la Sfio, et un département de Bignona plus vaste et plus peuplé mais privé de voix parce que pro-Bds. Et Bignona conscient de son gap au plan intellectuel va battre le rappel de ses fils intellectuels. Emile répond favorablement à lappel des sirènes du pays profond. Il revient à Bignona, et très rapidement, il va investir le terrain politique et grâce à la force de son verbe et à la pertinence de son discours, va participer à la massification du Bds. En effet, sappuyant sur les promesses de Senghor, se présentant comme le futur député des sujets français, de supprimer lindigénat, Emile Badiane et les siens vont abattre un travail de fourmi auprès des masses paysannes casamançaises, jusquici très peu politisées, pour les faire adhérer massivement au Bds. En battant campagne autour de la promesse de Senghor, Emile savait pertinemment que son discours allait passait.
En Casamance, le statut de lindigénat était synonyme de fourniture obligatoire et sans rémunération aucune, de riz, de mil, etc. A cela, sajoutaient les nombreuses corvées avec la construction ou lentretien des routes par les populations sans contre partie.
Auparavant, il avait participé à la création, le 14 mars 1947 à Sédhiou, du Mfdc (Mouvement des forces démocratiques de Casamance) aux côtés des Ibou Diallo, Dembo Coly, Yoro Kandé, Ousmane Seydi, Paul Ignace Coly, Edouard Diatta, Boubacar Edouard Diallo, Michel Diop, Assane Seck, entre autres. Ce parti local se voulait avant tout une représentation des autochtones au niveau du Conseil général où, seuls les membres de la Sfio, parachutés, avaient à parler au nom de la Casamance. En 1953, à Marsassoum, est lancé pour la première fois lidée dune «intégration- apparentement, unité daction, avec le Bds». Les consultations aboutirons en 1954, à lintégration définitive du Mfdc dans le Bds sur impulsion dEmile Badiane et dIbou Diallo. Et lidée avait été mûrie lors du Congrès constitutif du Bds, à Thiès. Emile aurait, en effet, dans un élan, remis un paquet de cartes du Mfdc à Senghor en lui disant : «Voilà la contribution de la Casamance.» Sans en échange recevoir des cartes du Bds. Cétait donc une initiative personnelle. «Certainement quen faisant don de la Casamance à Senghor, Emile aurait dû revenir sexpliquer. Après nous avoir informés. Cétait plus conforme à la confiance aveugle que lon avait de lui. Emile nétait pas comme tout le monde. Il était surtout un homme de vision. Il savait bien longtemps, avant quiconque, ce quil adviendrait. Il nest tout de même pas exclu quil ait suivi, par mimétisme, ce que le parti local du Fouta (Ugoa) avait fait. Finalement tous les partis locaux (Mfdc, Ugoa et Bdk) ont fini dans le Bds. Captés par Senghor. Emile avait confiance en Senghor. Nous, nous avions confiance en Emile. Ainsi, nous étions embarqués dans lépopée du Bds. Nous avions mis en place une structure épousant le découpage administratif. Lefficacité aidant, nous avons fini par laminer la Sfio», commente Paul Ignace Coly.
Mais le combat politique nétait pas pour autant fini pour Emile Badiane. Après avoir vaincu, avec son équipe, la Sfio, il devait maintenant faire face à lun de ses principaux collaborateurs dans le Mfdc comme au niveau du Bds : le redoutable Ibou Diallo. Les vicissitudes de la politique en ont décidé ainsi. En effet, la cassure intervenue au sommet de lEtat entre Senghor et Mamadou Dia en 1962 népargnera pas les deux compères que quasiment tout rassemblait. Moulé tous les deux à lécole William Ponty à Gorée, façonnés à Blanchot, au Cours normal de Sédhiou et alimentés à la sauce senghorienne, les deux compères verront leur destin consolidé à Béssir et Kartiack (deux villages du département de Bignona) avant de poursuivre au Mfdc à Sédhiou, Marsassoum, Bignona puis au Bds leur itinéraire commun qui se terminera en 1963.
Emile naturellement sera du côté de Senghor et Ibou Diallo dans le camps de Mamadou Dia. Leur affrontement devint ainsi inévitable. Ibou Diallo sera remplacé au ministère de la Santé et à la mairie de Sédhiou par Dembo Coly, resté fidèle à Senghor. Emile Badiane restera ministre jusquà sa mort le 22 décembre 1972. Mais lon retiendra, avec le doyen Abdoulaye Dabo, que, du temps dEmile, de Ibou Diallo et dautres figures de la politique régionale et ayant participé à la création du Mfdc, la confession, léthnie nétaient pas des paramètres : la Casamance seule comptait. Et Emile Badiane contribuera énormément à la promotion socio-économique et intellectuelle des fils de la Casamance sans distinction dappartenance politique. Cest ainsi quil aidera nombre de Casamançais à obtenir des postes au niveau de ladministration ou des bourses détudes à létranger, sans compter le nombre décoles construites en Casamance devenue, de fait et cela jusquà ce jour, lune des régions les plus scolarisées du pays. Le vieux Mouhammed Coly explique que si Emile était tant aimé par les siens, cétait surtout grâce à ses qualités humaines. «La première chose quil faisait à chaque fois quil débarquait à Ziguinchor, cétait daller rendre visite à tous les notables de la ville. Il entrait quasiment dans toutes les maisons, partageait leurs repas, allait boire du vin avec eux dans les «dakkas» (cabarets), les recevait chez lui. Emile aimait particulièrement la viande de singe et les gens lui en procuraient tout le temps», témoigne-t-il. Selon lui, Emile Badiane fréquentait plus ses adversaires politiques et aidait davantage à la promotion de leurs enfants quà ceux de ses partisans. Et ceux-ci le lui reprochaient souvent. «Mais lui, ce qui lintéressait le plus, cétait dêtre Casamançais et rien dautres. Il était très régionaliste, mais avait également une claire conscience de ce quétait la République. Il tenait particulièrement à lunité dun Sénégal fort et avait beaucoup destime pour Senghor qui le lui rendait bien», assure-t-il.
Pour Abba Diatta, ancien député, sénateur, président de lassociation culturelle Aguène Diambogne, et qui fut lun des plus proches collaborateurs dEmile Badiane, Emile était un très grand visionnaire. «Cest lui qui insistait pour que les Casamançais fassent des études techniques. Il cherchait à implanter des écoles un peu partout en Casamance, dans tous les gros villages. Il nhésitait pas à recourir à linvestissement pour les faire construire, après avoir parfois laborieusement sensibilisé les populations.» Abba Diatta voyait également en cet ancien «collaborateur intime du Président Senghor» un chef. «Il nest arrivé à aucun de ses collaborateurs davoir regretté de lavoir un temps soit peu suivi. Emile veillait personnellement sur la promotion des hommes et des femmes qui lavaient suivi. Il sévertuait à régler personnellement tous les problèmes sociaux, aplanissait les difficultés. Il attaquait les problèmes avec courage, détermination, patience et toujours dans une stricte franchise.» Poursuivant son témoignage, Abba Diatta avoue : «Personnellement, jai tout appris à ses côtés. Je lui dois tout.»
«Emile na jamais été pour une quelconque indépendance de la Casamance.
Ceux qui aujourdhui parlent dindépendance, je ne sais de qui ils
tiennent leur théorie», a déclaré, catégorique, Paul Ignace Coly qui
regrette quau regard du paysage politique éclaté, les membres
fondateurs du Mfdc originel ne se soient pas retrouvés pour tirer la
sonnette dalarme et éviter la dispersion. Et dinsister : «Je répète
que nous navions jamais sorti le mot indépendance de notre bouche.
Dailleurs, même au Bds, on ne parlait pas encore dindépendance»,
avant de se désoler : «Vous savez, il y a plein de pêcheurs en eau
troubles. Surtout, par les temps qui courent, un prêtre ne fait pas de
la politique.» Selon lui, le but du Mfdc répondait plutôt à un souci de
combler le vide politique créé par léloignement et lenclavement de la
Casamance séparée du principal pôle de décision quétait Dakar, par la
Gambie. Cest ainsi quau Congrès de Bignona de 1954, on ne parla même
pas dindépendance. Lordre du jour portait uniquement sur
lintégration du Mfdc au Bds. Un sujet autour duquel Emile Badiane et
Ibou Diallo sétaient concertés avec Senghor à linsu de tout le monde.
Ce qui allait dailleurs causer un premier accrochage entre Senghor et
Djibril Sarr à lAssemblée territoriale. Ce dernier reprochant à Emile
Badiane et à Ibou Diallo de lavoir lâché au profil du père de
lindépendance nationale. Et dès louverture du Congrès, la tension
monta dun cran. La jeunesse du Mfdc, amenée par Faye Badji, opposée à
lintégration pure et simple du Mfdc dans le Bds, resta très sensible
au discours de Djibril Sarr. Pour elle, lintégration équivaudrait à
faire cadeau du Mfdc au Bds. Or à leur avis, une programmation sur le
long terme se traduisant pour linstant à une unité daction suffisait
parfaitement. Aussi après avoir quitté la salle du Congrès pour marquer
leur désaccord au projet dintégration, les responsables des jeunesses,
sous la conduite de Doudou Sarr (Bignona), Ndiouga Konaté (Ziguinchor),
Louis Dacosta, et Faye Badji reviennent autour de la table sur une
médiation de Bouly Dramé voulue par Ibou Diallo et consorts. Et de
lintégration, le Congrès va glisser vers «lapparentement» qui sera
adopté au troisième jour. Les jeunes, déçus, quittent le Congrès sous
la conduite de Djibril Sarr pour se retrouver chez Doudou Sarr où sera
monté le projet dun mouvement substitutif au Mfdc : Le Mac (Mouvement
autonome de la Casamance). Il avait pour soubassement, des ambitions
politiques sans enjeux immédiats, clairs. Mais tous ses membres étaient
acquis au socialisme de gauche qui ne sera pas abreuvé à la sauce
Senghor. Le Mac incarnera lidéal du Mfdc. Il se veut une force
politique cherchant à sallier avec une autre formation politique pour
arriver à la réalisation dun programme à la convenance des populations
de la région. Paradoxalement, en 1956, Assane Seck, ayant en charge le
Mac, ira aux élections législatives sous les couleurs du parti de
Lamine Guèye qui sera laminé par le Bds. Cette nouvelle alliance, qui
navait pas bénéficié de ladhésion de beaucoup de gens, va entraîner
une nouvelle fracture. Et le Mac disparaîtra au profil du Pra qui
finira par se dissoudre dans lUps. Ainsi nullement dans lévolution
politique du Mfdc originel ou du Mac, il na été question dune
quelconque indépendance de la Casamance. Doù la réflexion de Paul
Ignace Coly qui se demande doù les théoriciens de lindépendance de la
Casamance tirent leur référence. (source lequotidien.sn)